Aaltra - Benoît Delépine et Gustave Kervern - 2003
Un road-movie à l'humour noir en forme d'hommage à Aki Kaurismaki et à Libertad le béquillard.
Un cadre vivant à la ville rentre dans sa maison de campagne quand un appel de son patron l'oblige à revenir à Paris sous peine d'être licencié. Il ne pourra pas y arriver, la faute à un voisin jaloux le bloquant en tracteur. Les deux hommes en viennent aux mains, se battent et sont écrasé par la benne du tracteur. Ils se réveillent à l’hôpital, paralysés. Le coupable est désigné : Aaltra, le fabricant du tracteur. Ils partent donc en Finlande pour obtenir des indemnités.
Le film repose sur un mystère, une sorte de non-dit, d'entrée de jeu c'est le titre qu'on ne comprend pas. Le handicap est donc partout jusqu'à ce sombre titre. La scénario se décharge de toute scènes explicatives, souvent aussi lourdes qu'inutiles, pour aboutir à une fluidité poétique et captivante. Poétique ? Oui, il s'agit bien de poésie. Mais de la poésie quotidienne, de celle qui ressort de chaque jour de nos vies ennuyeuses et monotones.
De nombreux plans viennent soutenir cette "recherche artistique". Le plan de dos dans la chambre d’hôpital qu'on retrouvera, mais cette fois-ci dehors sur un énorme terrain de moto-cross, celui dans lequel Benoît et Gustave montent une côte surplombé d'éolienne, sorte de moulins à vent des temps modernes contre lesquelles les Don Quichotte nouveaux se battraient. Chaque plan, même les plans de coupe bien que peu nombreux, illustre un cri, empli d'espoir et de poésie, qui se résume en ce fait oublié que chaque instant relève du beau. Des plaisirs simples entourent cet œuvre, tout comme l'humour déclenché par un camion qui attend des handicapés pour partir au dernier moment.
La simplicité toujours dans les acteurs, tous choisis pour incarner leur propre rôle sans aucun dialogue préparé. En ressort une énergie naturel plus que convaincante et un humour pur, dans le sens premier du terme. Le son est naturel, chacune des prises de son s'effectue avec les micros, rien n'est enregistré ou mixé à l'avance. Le rythme lent du film permet de regarder, de regarder vraiment chaque scène, comme celle de la moissonneuse batteuse arrivant vers le tracteur de Gustave, scène d'un esthétisme rare au cinéma. Le noir magnifie cet esthétisme. Il permet l'intemporalité de l'époque. Ce film n'a pas d'époque, il a l'humanité comme sujet.
Au-delà, de cette poésie, hommage donc au cinéma de Kaurismaki, on découvre un fond. Un fond intéressant, profond, plus terre à terre. Un film anticinéma par essence, une équipe de 10 personnes s’embarquant dans l'été caniculaire de 2003 pour tourner dans l'Europe entière, sorte de studio géant à ciel ouvert, affranchie de tous les carcans et obligations qu'entraîne un tournage en studio. Une critique acerbe de la société marchande et un hommage à Libertad le béquillard, un anarchiste handicapé du XIXé siècle. De par leur voyage, les deux personnages reprennent possession de leurs vies et de leurs corps. Ils réapprennent le temps, à prendre leur temps, à se poser, à contempler, à ne rien faire. Et puis le sujet, tellement rare, il s'agit des gens, des vrais. Aaltra montre une réalité ignorée dans le cinéma. Ici, il s'agit d'un cinéma des laissés-pour-compte. Kervern et Delépine sont des Chabrol contemporains. Pas étonnant que ce dernier sera dans leur film suivant, Avida.
Cette épopée va les rapprocher. Cette amitié naissante se remarque en deux scènes. Lorsqu'ils pleurent dans leur chambre d’hôpital, ils sont seuls, chacun tournant le dos à l'autre, ils pleurent de leur côté. Lorsqu'ils rient après avoir volé la moto-cross, ils le font de face, ils rient ensemble. L'amitié n'apparaît que rarement mais elle est bien présente.
On enlève le côté gras de groland pour y sublimer son côté critique et poétique du réel, en résulte un film d'une grande beauté, une hymne à la vie, à la poésie, à la lenteur contemplative.